La Presse en mer Méditerranée

La périlleuse traversée

Le jour est à peine levé qu’un appel de détresse fait grésiller la radio du poste de pilotage. Une autre journée de sauvetage commence pour les secouristes de la mer.

À BORD DE L’AQUARIUS — L’attente a duré une heure, mais pour les 127 passagers du canot pneumatique qui avait quitté Sabratah, sur la côte libyenne, au milieu de la nuit, chacune de ces 60 minutes a semblé durer une éternité.

Les passeurs qui les avaient guidés depuis cette ville située à 70 km à l’ouest de Tripoli jusqu’aux limites des eaux internationales venaient de disparaître dans le noir, après avoir pris soin de s’emparer du moteur du bateau gonflable.

Celui-ci n’était plus qu’un point minuscule ballotté par la houle. Les vagues qui le fouettaient aspergeaient d’abord les hommes, assis près du bord, puis les femmes, entassées au milieu où on les croit mieux protégées.

En réalité, quand ces embarcations bancales, dont la membrane ne dépasse pas un millimètre d’épaisseur, se déchirent en deux sous la pression des vagues, ce sont elles qui meurent les premières, noyées dans un mélange d’eau de mer et d’essence.

En cette nuit du 22 au 23 juin, parmi les passagères entassées dans le pneumatique blanc qui dérivait au large de Sabratah, il y avait Taiwo, une Nigériane de 31 ans, voyageant avec son mari et Khadija, leur fillette de 3 ans. S’y trouvaient aussi Kubura et Safia, deux Togolaises dans la vingtaine accompagnées de leurs maris respectifs qu’elles avaient rejoints en Libye. Et Stephanie, Nigériane qu’une maquerelle avait forcée à se prostituer en Libye. Et qui voulait refaire sa vie en Europe.

Parmi les hommes, quelques dizaines de Gambiens, dont Bampha, plombier de 23 ans, qui avait pris sous son aile son ami Ibrahim – grand ado de 16 ans, amaigri par la faim et la maladie. Après sept mois en Libye, le garçon ne pesait plus que 41 kg et seule la force de sa volonté lui avait permis de se hisser à bord du pneumatique blanc, tiré par ses copains.

Tous savaient que la traversée vers l’Europe serait périlleuse – mais pour eux, la vie en Libye l’était tout autant, sinon plus. Au moment de quitter leur pays, la plupart n’avaient jamais vraiment envisagé de traverser cette mer, que plusieurs appellent « la rivière ».

En se lançant à la mer, ils voulaient surtout fuir la Libye et ses conditions insupportables.

Ce qu’ils n’avaient pas imaginé, c’est que les passeurs qui les avaient dépouillés de leurs téléphones et de leurs chaussures avant de les pousser à la mer sans gilet de sauvetage allaient aussi reprendre le moteur – une pratique relativement récente, mais de plus en plus répandue.

« Quand ils sont repartis avec le moteur, j’étais sûre que le bateau allait couler, que c’était la fin », raconte Taiwo d’une voix cassée.

« Nous étions seuls dans le noir, autour de nous on ne voyait que la mer, l’eau entrait dans le bateau, tout le monde tremblait », ajoute sa compatriote Shakira.

Comme la majorité de ses compagnons d’infortune, Taiwo n’arrêtait pas de vomir, à cause du mal de mer. Affaiblie, déshydratée, elle avait à peine la force de s’occuper de sa fille, qui hurlait de frayeur. Les autres passagers la prenaient tour à tour dans leurs bras, pour l’apaiser.

Après 60 minutes de terreur, de pleurs et de vomissements, un petit avion a survolé le canot pneumatique. Ses passagers en détresse ont brandi leurs bras en l’air en criant : « Help ! Help ! »

Puis, alors que l’horizon pâlissait, les 127 naufragés ont vu apparaître le Juventa, petit bateau de sauvetage d’une organisation humanitaire allemande.

Et quelques heures plus tard, ils ont aperçu la coque orange de l’Aquarius – vaisseau de sauvetage exploité conjointement par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières pour aller au secours des naufragés en Méditerranée centrale.

Ils allaient y rejoindre les naufragés d’un bateau de bois qui avait quitté la plage de Sabratah juste avant eux, avec 140 passagers à bord.

Trois bateaux à l’eau

La ville de Sabratah est l’un des principaux points de départ des migrants en route pour l’Europe. Dans la nuit du 22 au 23 juin dernier, trois bateaux y ont été mis à l’eau, après plusieurs jours de vagues déferlantes qui rendaient les départs impossibles.

Des centaines de migrants, en majorité des Africains, parqués dans des baraques connues sous le nom de « Campo Foro », y avaient attendu de prendre la mer. Certains depuis des semaines, durant lesquelles ceux qu’ils appellent « les Arabes » les ont nourris d’un peu de pain et d’eau.

La houle qui agitait la mer s’est apaisée le jeudi, 22 juin. Vers minuit, les passeurs se sont pointés au Campo Foro pour conduire quelque 400 migrants vers la mer.

Sur la plage, il y avait deux canots pneumatiques, que leurs passagers ont dû gonfler eux-mêmes. Et un bateau en bois, considéré comme moins dangereux – un « aller simple pour l’Italie » s’y vend par conséquent plus cher.

Le bateau de bois a été le premier à partir, emportant un groupe de migrants originaires du Bangladesh, quelques Marocains, ainsi qu’une famille éthiopienne : Amina, Moubarak et leurs enfants Ramadan, 13 mois, et Mourad, 6 semaines.

L’embarcation, qui avait été modifiée pour y entasser le plus de migrants possible grâce à un système de ponts superposés, a foncé dans la nuit, laissant derrière elle les deux canots gonflables.

Quand ils ont atteint les eaux internationales, ses passagers ont vu deux groupes de passeurs armés s’approcher d’eux pour se disputer le moteur de leur barque, avant de repartir vers la côte.

Puis, plus rien. Un horizon noir à l’infini. Les vagues qui claquent et font tanguer le bateau. Et la peur.

C’est seulement quand le ciel s’est éclairci qu’ils ont vu apparaître un petit bateau de sauvetage, le See Fuchs.

***

Le matin du 23 juin, l’équipage de l’Aquarius venait tout juste de transférer vers un autre bateau de sauvetage les 118 naufragés recueillis la veille sur un cargo turc, quand la radio a grésillé dans la cabine de pilotage.

« Deux pneumatiques, un bateau en bois, environ 135 personnes chacun, on ne connaît pas leur état… », a annoncé le Centre italien de coordination des sauvetages en mer, organisation gouvernementale qui supervise les opérations de secours.

À notre arrivée, quelques heures plus tard, les 140 passagers du bateau de bois portaient déjà les gilets de sauvetage fournis par le See Fuchs. Épuisés, déshydratés, vacillants, ils se sont hissés un à un dans les zodiacs de l’Aquarius.

« Bienvenue à bord, vous êtes maintenant en sécurité », leur ont dit Christina et Svenja, deux bénévoles de SOS Méditerranée, qui les accueillaient à bord en leur tendant la main.

En quelques minutes, ils n’étaient plus des points anonymes abandonnés à la mer, mais des « invités » à qui on a offert du thé, des biscuits énergétiques, des vêtements secs et des soins médicaux.

Le transbordement était à peine terminé qu’un bateau à moteur s’est approché de l’embarcation de bois pour la tirer vers la côte.

Pendant que les équipes de SOS Méditerranée et de MSF distribuaient des survêtements neufs et recueillaient pantalons et t-shirts imbibés d’eau et de déjections humaines, les veilleurs de l’Aquarius continuaient à scruter l’horizon, à la recherche du troisième bateau qui avait été mis à l’eau cette nuit-là.

Ils n’ont jamais pu le retrouver. Avait-il coulé ? Était-il retourné vers la côte libyenne ? Personne ne le sait. Sauf, peut-être, la mer…

Qu’est-ce que l’Aquarius ?

Depuis sa mise à l’eau, il y a 18 mois, ce bateau affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières a participé au sauvetage de quelque 20 000 migrants en détresse. Son coût d’opération : 450 000 $ par mois. SOS Méditerranée vient d’ailleurs de se voir décerner le prix Houphouët-Boigny pour la paix attribué par l’UNESCO, pour souligner sa contribution aux sauvetages en Méditerranée centrale. En plus de ses sauveteurs et d’une équipe médicale de MSF, l’équipage accueille aussi régulièrement des journalistes à son bord afin qu’ils puissent témoigner de la tragédie qui se joue en mer. La Presse est le premier média canadien à avoir été invité à passer une semaine sur le bateau.

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